© le point 01/06/06 - N°1759 - Page 124 - 2273 mots
Extraits :
Mao millionnaire
Peut-être n'est-il pas déraisonnable qu'un chef d'Etat ait droit à des villas et à bien d'autres formes de luxe, mais Mao se passait ses fantaisies alors même qu'il faisait exécuter nombre de ses concitoyens pour avoir détourné une simple fraction de ce qu'il dilapidait ainsi. Et il se donnait en outre les gants de faire la morale et d'imposer l'abstinence, n'hésitant pas à se faire représenter occupé à « servir le peuple ». Cette morale double trahissait évidemment un grand cynisme.
Le domaine de la vie courante dans lequel elle causa le plus de souffrances fut celui de la sexualité. Mao faisait endurer à son peuple des contraintes extrêmement puritaines. Des conjoints en poste dans des localités ou des régions différentes n'avaient le droit d'être ensemble que douze jours par an, si bien que des dizaines de millions d'hommes et de femmes étaient condamnés à une abstinence sexuelle presque totale le reste du temps. Quiconque tentait de soulager en catimini ses frustrations risquait d'être la cible d'humiliations publiques. Un Chinois patriote qui avait regagné la « mère patrie » fut obligé d'afficher au-dessus de son lit, dans le dortoir où il couchait, une autocritique dans laquelle il s'accusait de s'être masturbé.
Et Mao, pendant ce temps, s'offrait tous ses caprices sexuels dans le plus grand secret. Le 9 juillet 1953, l'armée reçut l'ordre de sélectionner des jeunes femmes dans ses troupes de spectacle, afin de former une troupe spéciale affectée à la garde prétorienne. Toutes les personnes concernées savaient pertinemment que sa principale fonction serait de garnir le lit de Mao. Peng De-huai, le commandant en chef de l'armée, baptisa l'opération « la sélection des concubines impériales » - une remarque qui devait lui coûter cher dans les années à venir. En tout cas, elle ne fit ni chaud ni froid à Mao, et d'autres troupes de spectacle de l'armée firent office de proxénètes. En plus des chanteuses et des danseuses, les infirmières et les femmes de chambre employées dans les villas de Mao étaient triées sur le volet, afin de constituer un véritable vivier où il pouvait puiser à sa guise chaque fois que l'envie lui en prenait.
Quelques-unes de ces femmes recevaient de Mao des gratifications, tout comme ses collaborateurs particuliers et les membres de sa famille.Ces sommes relevaient de ses dépenses courantes, mais il tenait toujours à autoriser lui-même chaque paiement. Très conscient de la valeur de l'argent, il vérifia longtemps les comptes de sa maisonnée avec l'âpreté d'un paysan.
Les largesses consenties par Mao provenaient d'un compte personnel secret, appelé le « compte spécial ». C'était là qu'il déposait les droits d'auteur que lui rapportaient ses livres, car, en sus de tous ses autres privilèges, il avait celui d'accaparer le marché du livre en forçant toute la population à acheter ses propres oeuvres, tout en empêchant la grande majorité des écrivains de faire publier les leurs. A son plus haut, le crédit de ce « compte spécial » dépassait nettement 2 millions de yuans, une somme astronomique. Pour se faire une idée de ce qu'elle représentait, il faut savoir qu'en moyenne les collaborateurs particuliers de Mao gagnaient 400 yuans par an. Dans les meilleures années, un paysan pouvait en gagner une poignée. Et même les privilégiés ne parvenaient à en économiser que quelques centaines.
La Chine maoïste ne produisit qu'un seul millionnaire : Mao.
Prêt à sacrifier 300 millions de Chinois
Cette famine fut la pire du XXe siècle - et même de toute l'Histoire. Mao causa sciemment la mort de [ces] dizaines de millions de personnes en les affamant et en les surchargeant de travail. Au cours des deux années critiques de 1958 et 1959, les seules exportations de céréales, qui se montaient presque exactement à 7 millions de tonnes, auraient fourni l'équivalent de plus de 840 calories par jour à 38 millions d'êtres humains - ce qui fait la différence entre la vie et la mort. Et encore ne s'agit-il que des seules céréales ; mais la viande, l'huile de cuisine, les oeufs et les autres denrées étaient également exportés en énormes quantités. Si tous ces produits alimentaires avaient été écoulés sur le marché intérieur ou distribués avec humanité, il est fort probable que pas un seul Chinois ne serait mort de faim.
A vrai dire, Mao avait prévu un nombre de victimes plus considérable encore. Même si le Grand Bond n'avait pas pour objectif d'éliminer des Chinois, Mao était tout prêt à ce qu'il y eût des hécatombes et avait même laissé entendre aux autres dirigeants qu'ils ne devraient pas être choqués si cela arrivait. Au congrès de 1958, où fut donné le coup d'envoi du Grand Bond, il expliqua à son auditoire que, si des gens mouraient par suite de la politique menée par le Parti, il fallait ne pas s'en effrayer, mais s'en réjouir. « Ne serait-ce pas désastreux si Confucius était encore vivant ? » déclara-t-il, avant de poursuivre : « [Le philosophe taoïste Tchouang Tseu] avait eu raison de se distraire et de chanter quand sa femme mourut. Quand quelqu'un meurt, on devrait fêter l'événement. » Et d'ajouter : « [La mort] est véritablement une cause de réjouissance [...]. Puisque nous croyons à la dialectique, nous ne pouvons pas ne pas voir en elle un bienfait. »
Cette « philosophie » à la fois désinvolte et macabre fut transmise d'échelon en échelon jusqu'aux cadres de base. Lorsque dans le comté de Fengyang, dans l'Anhui, un responsable du Parti fut mis en présence des cadavres de tous ceux qui étaient morts de faim et d'épuisement, il répéta presque mot pour mot les propos de Mao : « Si les gens ne mouraient pas, ils ne pourraient bientôt plus tenir tous sur notre planète ! Les gens vivent, puis ils meurent. Qui ne meurt pas ? » II fut interdit de porter le deuil et même de pleurer, puisque Mao avait dit qu'il fallait se réjouir de la mort des gens.
Elle présentait en effet à ses yeux des avantages très concrets. « Les décès ont leur utilité, dit-il à de hauts responsables le 9 décembre 1958. Ils permettent de fertiliser les terres. » En conséquence, les paysans reçurent l'ordre de semer et de planter sur les parcelles où l'on inhumait les morts, ce qui en mit beaucoup au supplice.
Nous pouvons aujourd'hui dire avec certitude de combien de Chinois Mao était prêt à se débarrasser. « Nous sommes prêts à sacrifier 300 millions de Chinois à la victoire de la révolution mondiale », avait-il déclaré à Moscou en 1957 - soit la moitié de la population d'alors. Il le confirma devant le congrès du Parti, le 17 mai 1958 : « Ne faites donc pas tant d'histoires à propos d'une guerre mondiale. Au pis, elle fera des morts [...]. La moitié de la population disparaîtrait - c'est déjà arrivé plus d'une fois dans l'histoire chinoise [...]. Le mieux, c'est qu'une moitié de la population reste en vie, sinon au moins un tiers... »
Mao ne songeait pas seulement à la guerre. Le 21 novembre 1958, évoquant devant ses proches conseillers les projets qui exigeaient une énorme main-d'oeuvre, comme les campagnes d'irrigation et la fabrication de l'« acier », il déclara, reconnaissant de façon implicite et presque cavalière que les paysans n'avaient pas de quoi manger et devaient se tuer à la tâche : « En travaillant ainsi, avec tous ces projets, la moitié des Chinois devront peut-être mourir. Si ce n'est pas la moitié, ce sera peut-être un tiers, ou un dixième - disons 50 millions de gens. » Conscient de ce que de telles remarques pouvaient avoir de choquant, il chercha aussitôt à dégager sa responsabilité : « Cinquante millions de morts, poursuivit-il, cela pourrait me coûter ma position, cela pourrait même me coûter ma tête [...], mais si vous insistez, il faudra bien que je vous laisse faire, et vous ne pourrez pas me blâmer quand les gens commenceront à mourir. »
Le supplice de Liu-Shao Chi (président de la République chinoise)
Il se tenait informé par le menu des souffrances de Liu. On prit des photographies le montrant en proie à des douleurs si violentes qu'il écrasait de ses mains deux épaisses bouteilles en plastique. En avril 1969, lorsque le IXe Congrès se réunit enfin, Mao annonça d'un ton qui ne feignait même pas la pitié que Liu était mourant.
Dans ses moments de lucidité, celui-ci retrouvait toute sa dignité. Le 11 février 1968, il avait écrit un ultime plaidoyer, dans lequel il dénonçait le comportement dictatorial de Mao, qu'il faisait remonter aux années 1920. Après quoi, il s'enferma dans le silence. Mao ne pouvait exercer pleinement son pouvoir qu'en brisant les gens, mais Liu, jusqu'au bout, refusa de ramper.
Par une froide nuit d'octobre, à demi-nu sous une courtepointe, l'ancien président de la République fut embarqué dans un avion à destination de Kaifeng. Là, c'est en vain que les médecins locaux demandèrent à le faire radiographier ou hospitaliser. La mort survint quelques semaines plus tard, le 12 novembre 1969. Au total, Liu avait enduré trois années de calvaire physique et mental. Il fut incinéré sous un pseudonyme, le visage enveloppé d'un linge blanc. Le personnel du crématorium avait reçu l'ordre d'évacuer les lieux sous prétexte que le mort souffrait d'une maladie mortelle hautement contagieuse.
L'invraisemblable conclusion de l'histoire de Liu est que, du vivant de Mao, sa mort ne fut jamais rendue publique. Cette étrange discrétion (la plupart des dictateurs aiment à danser sur la tombe de leurs ennemis) montre à quel point Mao se sentait en situation précaire. Il redoutait que la nouvelle, si elle se répandait, ne déclenchât une vague de compassion pour le défunt, qu'il continua donc de diaboliser. Sa vengeance, Mao l'avait enfin exercée en le faisant mourir lentement et douloureusement, mais elle lui laissa certainement un goût amer.
Nixon ridiculisé
Lorsqu'il fut informé de la teneur des premiers entretiens, Mao exulta et il observa devant la crème de ses diplomates : « De singe qu'elle était, l'Amérique commence à se changer en homme, ce n'est pas encore tout à fait un homme, la queue est encore là [...], mais ce n'est plus tout à fait un singe, c'est un chimpanzé, et sa queue n'est pas très longue. » « L'Amérique devrait recommencer sa vie », proclama-t-il, filant toujours sa métaphore darwinienne qui assimilait les Etats-Unis à un primate inférieur en train de se transformer lentement. « La voilà, l'évolution ! » dit-il. Chou compara le président américain à une fille de joie « qui se fait belle et vient s'offrir à la porte ». Ce fut pendant cette première visite de Kissinger que Mao en arriva à la conclusion qu'il pourrait manipuler Nixon et parviendrait à obtenir toutes sortes d'avantages des Etats-Unis, sans même avoir à tempérer sa tyrannie ni ses éclats antiaméricains.
[...]
L'entrevue fut assez brève, puisqu'elle ne dépassa pas soixante-cinq minutes (ce fut la seule rencontre entre Nixon et Mao au cours de ce voyage), et Mao déjoua toutes les tentatives que faisaient les Américains pour introduire des questions sérieuses ; non pas à cause de son état de santé, mais parce qu'il ne voulait pas que ses hôtes puissent conserver trace de ses positions. Rien ne devait écorner l'image de héraut de l'antiaméricanisme qu'il voulait donner. S'il avait fait venir le président américain à Pékin, c'était pour la renforcer et non l'inverse. Aussi, lorsque Nixon proposa d'aborder « les questions d'actualité, comme Taïwan, le Vietnam et la Corée », Mao adopta la pose de l'homme au-dessus de tout cela. « Ces questions ne sont pas de celles que l'on doit discuter chez moi, dit-il en se drapant dans un noble détachement. Vous aurez tout loisir d'en parler avec le Premier ministre. » Et il ajouta : « Je n'ai guère envie de me plonger dans tous ces problèmes difficiles. » Puis il coupa court aux considérations des Américains en déclarant : « Me permettez-vous de vous suggérer d'abréger un peu cette mise au point ? » Comme Nixon parlait toujours de trouver un « terrain d'entente » afin d'édifier « une structure de paix à l'échelle mondiale », Mao cessa ostensiblement de l'écouter ; il se tourna vers Chou pour lui demander l'heure et lâcha : « N'avons-nous pas assez parlé comme ça ? »
Mao veilla soigneusement à ne faire à Nixon aucun compliment, alors que celui-ci et Kissinger rivalisaient de flatteries à son égard. Quand Nixon lui dit que ses « écrits [...] [avaient] mis une nation en mouvement et changé le monde », Mao ne le remercia pas et ne fit qu'un commentaire, plutôt condescendant, à son endroit : « Votre livre, "Six crises", n'est pas si mal. »
Au contraire, il adopta le ton de la plaisanterie pour rabaisser les deux Américains et voir combien de couleuvres ils seraient disposés à avaler. Lorsque Nixon déclara qu'il avait « lu les poèmes et les discours du président » et qu'il savait avoir « affaire à un philosophe de profession », Mao se détourna pour regarder Kissinger, puis il demanda :
Mao : II est docteur en philosophie, lui ?
Nixon : II est docteur en matière grise.
Mao : Et si on lui demandait d'être le principal orateur aujourd'hui ?
Mao ne cessait d'interrompre Nixon pour lancer des pointes comme : « Nous ne devons pas monopoliser la conversation tous les deux. Ça n'ira pas du tout si nous ne laissons pas le Dr Kissinger placer un mot. » II manquait aussi bien aux règles du protocole qu'à celles de la courtoisie la plus élémentaire et se montrait ouvertement désobligeant envers le président américain. Jamais il n'eût osé se conduire de la sorte avec Staline. Mais après avoir donné de l'importance à Kissinger aux dépens de Nixon, il n'invita pas pour autant le conseiller américain à exposer ses vues. Il se contenta d'échanger avec lui quelques bons mots sur les « jolies filles [qu'il utilisait] comme couverture à ses voyages secrets ».
«Mao. L'histoire inconnue», de Jung Chang et Jon Halliday, traduit de l'anglais par B. Vierne et G. Liebert (Gallimard, 843 pages, 28 E).
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